16 novembre 2005

Réflexion n° 1

"Quidquid luce fuit, tenebris agit : mais le contraire aussi est vrai. Ce que nous vivons en rêve, à condition que le rêve se répète souvent, finit par appartenir à l’économie générale de notre âme aussi bien que n’importe quel événement «réellement» vécu : nous en sommes enrichis ou appauvris, nous y gagnons ou y perdons un besoin et nous sommes finalement quelque peu tenus en lisières par les habitudes de nos songes, fût-ce en plein jour, dans nos moments les plus lucides. Imaginons un homme qui a souvent volé en rêve et qui, sitôt qu’il rêve, devient conscient de ce pouvoir, qui voit en lui son privilège aussi bien que son bonheur le plus personnel et le plus enviable : un tel homme, qui se croit en mesure d’exécuter, sur la plus légère impulsion, toutes sortes de virages et de voltes, qui connaît un sentiment de légèreté divine, un mouvement «vers le haut» sans effort ni tension, un mouvement «vers le bas» sans condescendance ni abaissement -sans pesanteur-, un homme qui fait de telles expériences en rêve, qui a de telles habitudes en rêve, comment, à l’état de veille, ne donnerait-il pas aussi un autre sens et une autre coloration au mot «bonheur», comment n’aurait-il pas une autre façon de le désirer ? A côté de ce «vol», l’ «essor» évoqué par les poètes doit lui sembler trop terrestre, trop volontaire, trop musculaire, trop «pesant» pour tout dire". F. Nietzche, Par-delà bien et mal.